Freitag, 5. Mai 1978

Le récit d'un psychiatre sovietique refugié à l'ouest





Dr. Jouri Novikov



Paris Match, France
5. mai 1978
de Erich Follath et
Reimar Oltmanns

J'ai compris que j'allais quitter l'Union soviétique à jamais et m'enfuir vers l'Ouest au moment où l'homme à qui je devais mon poste de médecin chef à l'institut psychiatrique Serbskii, me dit: "Youri, si tu continues ainsi, tu seras mon successeur". L'homme qui me parlait de la sorte, Georgui Vassilievitch Morosov, était non seulement mon patron, mais le psychiatre le plus influent de l'Union soviétique. Ce jour-là, le 15 juin de l'année dernière, l'express de nuit Moscou-Helsinki venait de quitter le quai n° 5 de la gare de Leningrad. Morosov et moi-même devions re-présenter l'Union soviétique à un congrès psychiatrique dans la capitale finlandaise. Thème: "Le suicide et ses mesures de prévention". J'avais rarement vu Morosov d'aussi bonne humeur. Il avait bu et, comme il finissait de vider sa bouteille de vodka, il se mit à citer des faits jusque là tabous et archi secrets de l'Institut Serbskii.

SECRET DE L'INSTITUT SERBSKII

Cet établissement situé à Moscou est spécialisé dans la "psychiatrie judicaire". Il a eu tour à tour comme pensionnaires des opposants au régime tels Vladimir Boukovski, le général Piotr Grigorenko, Léonid Plioutch. Tous ont été déclarés atteints de démence. Le professeur Morosov, qui dirigeait cet hôpital depius vingt ans, me dit en s'esclaffant: "L'examen de Boukovski n'a duré que vingt secondes. Un psychiatre expérimenté a un diagnostic des plus rapides avec des individus de ce genre: schizo-phrénie. La societé doit être protégée contre des gens aux idées politiques aber-antes." Plus Morosov parlait, plus j' étais consterné. Je n'arrivais pas à comprendre comment, ou pourquoi, j'avais tenté d'accomplir ma carrière à ses côtés. J'avais devant moi le prototype de l'apparatchik du parti: costume strict, cravate à pois bleus, cheveux soigneusement ramenés en arrière. Morosov était de ces hauts fonction-naires qui savent prendre le vent, s'adapter, et qui ne tolèrent pas les écarts. "Les longs cheveux, les blue-jeans et la musique rock sont pour moi les indices indéniables d'un comportement maladif". professait-il. Pour Morosov , quiconque s'éloignait de la ligne du Parti était atteint de "réformisme paranoiaque". "surestimation pathologique de la person-nalité", "inaptitude patente à s'intégrer à la société".

ARRIVÉE EN HOLLANDE, DÉJÀ UNE VOITURE NEUVE

Quant aux dissidents, Morosiv considérait qu'ils étaient manoeuvrés par les services secrets occidentaux. Et citant l'historien Andrei Almarik recueilli en Hollande après son expulsion d'U.r.s.s., il dit: "La preuve qu' Almarik a été acheté par la C.i.a. c'est que. quatre semaines après son arrivée en Hollande, il conduisait déjà une voiture neuve et se faisait contruire à crédit une maison".

CAUCHEMAR À LENINGRAD

Je ne dirai rien de mon évasion à Helsinki. Je ne veux pas compromettre ceux qui m'ont aidé. J'ai attendu le dernier jour du Congrès pour sauter dans un taxi et disparaître. Il y avait quatre ans que ie préparais mon passage à l'Ouest. Mais en fait j'ai perdu mes illusions bien plus tôt. Je me souviens de ma première visite dans un hôpital de psychiatrie. C'était en 1965, à Leningrad, l'endroit était un lieu de cauche-mar. Dans cette bâtisse humide, aux murs tachés par de larges moisissures, il pleuvait dans le chambres des malades. Dans les corridors étroits des ombres erraient, blêmes, hagardes, neutralisées par des tranquillisants. La soupe n'était qu'un brouet de pommes de terre et de navets. Les infirmières dérobaient le peu de nourriture de qualité que les familles apportaient à leurs parents détenus.

Comme je protestais , l'une d'elles me répondit: "Aucune importance, le vieux à qui ces oeufs frais sont destinés crèvera de toute façon". J'ai constaté par la suite que le personnel infirmier de ces hôpital n'avait aucune formation. La plupart sont des détenus de droit commun au service du K.g.b. Leur salaire misérable était l'équi-valent d'environ 350 francs par mois.

MÉDECIN CHEF À 32 ANS

Douze ans plus tard, j'étais médecin chef et dirigeais, à 32 ans, l'une des six sections de l'Institut Serbskii de Moscou. Mes collègues dans les autres sections étaient pour la plupart de vingt ans mes aînés. L'institut Serbskii est situé dans la rue Kropotkine, au numero 23, en plein centre de Moscou. Dans cette rue étroite des limousines stationnent en permanence: ce sont les voitures des agents du K.g.b. qu'on sur-nomme "les corbeaux noirs". L'entrée, une lourde porte de fer, est gardée par un caporal armé portant l'uniforme du ministère de l'Intérieur.

PERDU SON CALME

Lors de mon entrée dans cet univers étrange et clos, mon mentor a été le professeur Oscar Freierov qui dirigeait l'un des six services de l'Institut. Il me dit: "Si vous voulez venir en aide à ceux qui souffrent, vous êtes ici à la bonne place: nous sommes les seuls qui puissions protéger les malades psychiques des persécutions de la justice pénale". Etait-il sincère ou cynique? Je ne sais. Cet homme toujours impassible n'a perdu son calme qu'une fois. C'était un mercredi en juin 1973. J'entendis souvent la voix furieuse du professeur Freierov dans le bureau jouxtant le mien. Et soudain, ouvrant brusque-ment la porte, il me fit entrer dans son bureau: "Regardez-moi ça, me dit-il sur le ton de la colère". Et il me désigna une tache humide sur le plafond.

- Qu'est-ce? demandai-je Une fuite d'eau?

YOURI BREJNEV, LE FILS DE LEONID

- Non monsieur! C'est l'urine du fils de Brejnev! Depuis trente ans que je travaille dans cet établissement, je n'au jamais eu droit à disposer d'un simple cabinet. Le parti laisse l'Institut aller à vau-l'eau. Jamais de crédits. Et voilà que pour un alcoolique, un fils à papa, la biblio-thèque du troisième étage a été transformée par une équipe spéciale en une chambre ultra-confortable avec salle de bains, cabinetts et armoire encastrée. Les cabinete fuient ... ...

Youri Brejnev, le fils de Leonid, a subi une cure de désintoxication alcoolique de trios semaines dans l'Institut Serbskii. En secret, bien entendu.

Cette modernisation soudaine d'une seule pièce de l'hôpital pour le fils de Brejnev nous faisait, nous médecins, enrager d'autrant plus que nous travaillions dans des conditions insupportables. C'est dans une pièce de 40 mètres carrés que je devais, avec mes dix collègues, non seulement établir mes dossiers, mais examiner nos malades. Nous ne disposions même pas d'une seule dactylo: nous devions taper nous-même nos rapports. Souvent, plutôt que d'examiner mes malades entouré de mes dix collègues et de dix autres patients dans l'unique pièce dont nous disposions, j'officiais dans le corridor, dans les seul quelques deux mètres de l'entrée des cabinets. D'où un va-et-vient permanent.

DOUZE CLINIQUE PSYCHIATRIQUES

Outre l'Institut Serbskii, on compte actuellement en U.r.s.s. douze cliniques psy-chiatriques toute consacrées au seul traitement des dissidents . La première, à Kazan, a été fondée vers 1930; la deuxième à Sitchiovka, près de Smolensk, est un hôpital datant du XVIII. siècle et transformé en prison psychiatrique vers la la fin des années 40. La troisième, la clinique Arsenalnaia. À Leningrad, est une ancienne prison de femmes trans-formée vers 1950. La quatrième est l'hôpital Tscherniakovsk (autre-fois dénommé Interburg) et qui est une ancienne prison allemande transformée, en 1965, en prison psychiatrique. Citons encore l'asile spécialisé de Minsk, fondé 1966, celui de Dniepro-pétrovsk en Ukraine, datant de 1968; l'asile d'Orel au sud-ouest de Moscou qui date de 1971; l'asile de Blagovestchensk sur l'Amour et de Orda au Kazakhstan, tous deux fondés en 1972. Restent enfin les deux cliniques spéciales de Alma-Ata et Perm, à Tachkent, fondées toutes deux en 1973 et 1974.

RETOUR À LA LIBERTÉ

Ces cliniques, ou plutôt ces prisons d'Etat psychiatriques, ne dépendent pas du ministère de la Santé mais du ministère de l'Interieur. Quand j'ai inspecté la clinique psychiatrique spéciale de Minsk, en novembre 1973, j'ai découvert, outre un mur d'enceinte de quatre mètres surmonté de barbelés et que gardaient des miradors, cette inscription étalée en grosses lettres au-dessus du porche d'entrée: "Retour à la liberté, mais seulement avec une conscience saine". Plus loin, dans un couloir, j'ai lu encore cette devise: "Le travail est un moyen universel pour l'éducation du peuple".

D'après la théorie marxiste, le crime est impossible dans le système socialiste, et cela parce qu'il n'y aucune raison sociale qui puisse provoquer un comportement criminel. Donc quiconque s'oppose au régime, est atteint "d'une surestimation de son ego", c'est un malade. On a calculé ainsi que d'après la conception de la schizophrénie de Chievchneski, l'Union soviétique compte 1.900.000 schizophrènes ... ... atteints par "l'idee irréaliste de réformer le socialisme". Doctor Youri Novikov